Protégeons-nous trop nos enfants ?

C’est une tempête dans un verre d’eau: à l’école de mes enfants, des éducatrices montrent des dessins animés aux enfants qui vont à la cantine, lorsque les 15 minutes d’attente ne peuvent avoir lieu dehors à cause du froid ou de la pluie. Jusque là, personne ne proteste. Cependant, au programme de ces dessins animés, Le roi lion. Controverse.

Le roi lion, pour ceux qui ne connaissent pas, montre une scène très explicite dans laquelle le roi lion meurt renversé par un troupeau de zèbres (ou de gnous ?) en sauvant son fils des conséquences de l’une de ses nombreuses bêtises. La scène n’est pas éludée, pas plus que le lionceau tentant de relever son père et l’implorant. Si vous ne pleurez pas à cette scène, vous n’avez pas de coeur.

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Cependant, on reste dans un Disney: le lionceau va s’enfuir, trouver des amis sidekicks rigolos, revenir adolescent pour sauver sa famille, faire tomber le méchant dans le feu et retrouver sa copine d’enfance. Happy end. N’empêche, dans Le roi lion, le père meurt. Alors que je m’indignais avec une autre mère de ce qu’on montre à mes enfants cette scène, je me posais des questions.

La mort est une réalité de ce monde, et, tant qu’à choisir, celle qui sert à protéger nos enfants est peut-être parmi les plus tragiques et les plus belles. Nos enfants sont confrontés à la violence et à la mort très tôt: violence des rythmes que nous leur faisons subir, entre l’école, la cantine, la garderie et le soir, la course bain puis repas et sommeil. Violence des « je t’aime pas » dans la cour de l’école, de ces petites choses qui nous paraissent si innocentes mais qui sont l’horizon du monde de nos enfants. Mort des grands-parents, des animaux domestiques, jusqu’à ces escargots qu’ils écrasent en jouant dans le jardin. Certaines violences et certaines morts sont dramatiques ; d’autres moins (l’éducation reste fondamentalement une violence faite à certains penchants naturels de l’enfant...).

En m’indignant contre la projection du Roi lion, je me demandais: protégeons-nous trop nos enfants ? Avons-nous si peur de leur montrer et de leur parler de ce que la vie peut réserver de malheureux que nous résolvons la difficulté en supprimant (ou en essayant de supprimer) de leur horizon imaginatif toute représentation de la violence ou de la mort, les laissant avec les niaiseries débilitantes de la télévision du mercredi matin ?

Peut-être protégeons-nous trop nos enfants parce que nous ne savons pas comment ni quand trouver les mots pour parler de ce qui nous touche nous-mêmes au coeur. Quand le drame frappe, nous sommes muets devant lui; comment en parler à nos enfants dans ces conditions ?

D’un autre côté, comment peut-on faire grandir un enfant dans la connaissance des catastrophes qui peuvent inonder sa vie ? Il y a plusieurs mois, je discutais avec une grand-mère qui accompagnait son petit-fils de trois ans au parc. Ce garçon venait de perdre sa mère, et, me dit la grand-mère, « il n’était pas prêt ». N’est-ce pas une bonne chose ? N’est-ce pas une bonne chose qu’aussi longtemps que sa mère était en vie, cet enfant n’ait pas pu imaginer la perdre ? N’est-il pas préférable qu’un enfant qui se construit vive, pour un temps du moins, dans l’illusion de l’éternité des repères principaux qui structurent son monde ?

J’en reviens au Roi lion. Finalement, comme dans Bambi, je ne suis pas sûre d’être opposée à ce que mes enfants voient ce dessin animé, à condition que je sois à leurs côtés au cas où. Disney a beau pousser l’anthropomorphisme, mes enfants semblent faire la différence et surtout, ne pas avoir transposé ce qui arrive aux animaux à ce qui pourrait leur arriver à eux. Quand ce moment viendra, nous aurons une longue discussion sur la fugacité de la vie et l’éternité de l’amour (probablement pas en ces termes cependant). Quitte à essuyer une semaine de cauchemars, je préfère dire la vérité à mes enfants, mais après les avoir assuré pendant toute leur petite enfance de l’amour inconditionnel que mon mari et moi leur portons.

Quels dessins animés montrer à nos enfants ? Finalement, je réponds à côté de la question. Dans l’absolu, je n’esquive ni ne recherche la violence dans ce que je montre à mes enfants; cependant, en pratique, je ne leur montre aucun dessin animé violent. Pourquoi ? Parce que ces oeuvres me semblent passer à côté de ce qui doit être montré aux enfants et se concentrer sur l’accessoire. Ce que je leur reproche, ce n’est pas tant ce qu’elles montrent aux enfants que ce qu’elles oublient et ce à propos de quoi elles mentent. Oui, le monde est violent, injuste, cruel. Non, aucun problème ne se résout d’un coup de baguette magique.

Et c’est là ma critique principale à l’encontre de beaucoup de dessins animés pour enfants: ils passent à côté de l’essentiel. Faut-il initier les enfants à la dureté de ce monde ? Pas forcément. Faut-il leur présenter un monde magique, sans aucun lien avec leur quotidien, où tout se résout avec une bonne fée marraine et quelques bons sentiments à la guimauve ? Le moins possible. Je préfère leur présenter la vie telle qu’elle peut être ressentie, avec des personnages humains évoluant dans un cadre où la magie est celle qu’eux-mêmes saupoudrent sur le monde. Sublimer le quotidien par la poésie de l’image, de la musique et des dialogues, c’est ça qui devrait être le travail de chaque animateur de dessin animé !

C’est pourquoi, sans que les Disney soient proscrits le moins du monde à la maison (Peter Pan et Robin des bois tournent en boucle en ce moment), nous revenons sans cesse aux studios Ghibli. Totoro, ce gentil monstre à la fois effrayant et serviable qui fait souffler le vent et pousser les plantes, reste un émerveillement pour tous. Arietty, la petite chapardeuse, à la fois courageuse et fragile, nous émeut aux larmes lors de son adieu à son nouvel ami. Depuis notre canapé, nous encourageons Kiki la petite sorcière qui n’arrive plus à faire voler son balai, une métaphore charmante pour nous encourager à trouver notre force à l’intérieur de nous-mêmes, sans la moindre niaiserie. Pour plus tard, outre les autres oeuvres du studio, je garde précieusement mes deux préférées: Souvenirs goutte à goutte, l’histoire d’une jeune femme qui se souvient de son enfance pour découvrir qui elle est, et Si tu tends l’oreille, dans lequel une petite fille se décide à écrire un grand roman, une histoire qui me fait pleurer à chaque fois.

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(Whisper of the heart - Si tu tends l’oreille)


A force de chercher à protéger nos enfants, je me demande si nous ne passons pas parfois à côté de ce à quoi nous devrions les exposer. La poésie, la beauté, le sens, l’humour, l’amour: toutes ces choses devraient être au coeur de tout ce que nous leur montrons, parce que l’important de la vie est là. Les préparer à la cruauté de ce monde est nécessaire, mais c’est un mécanisme de défense que nous leur faisons construire contre elle, ce n’est pas comme ça que l’on vit. Initions-les à la magie que l’on crée nous-mêmes pour les autres, à la poésie qui sublime le quotidien ou à l’amour inconditionnel de cet animal risible qu’est l’homme, et tous les espoirs sont permis.

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